Depuis quelques années, on assiste à un renouveau, au sein des deuxième et troisième générations de jeunes artistes français d’origine juive maghrébine, de leur rapport à leur histoire, avec un mouvement de retour vers la Tunisie, le Maroc et l’Algérie, l’affirmation d’un attachement à ces lieux, parfois la revendication d’une “identité juive arabe”. La population juive de ces pays, qui comptait plus de 500.000 personnes dans les années 1940, se réduit à moins de 5000 aujourd’hui. Pourtant, les traces de la présence de cette communauté pluri-millénaire subsistent, notamment de manière immatérielle, dans la musique, la cuisine et la culture du pays. La France abrite aujourd’hui la plus grande diaspora juive tunisienne et l’une des plus grandes diasporas juives d’Afrique du Nord.
Né à Djerba dans l’une des plus anciennes familles de Hara Sghira (le “petit quartier juif”) et ayant grandi à Jérusalem, Rafram Chaddad est retourné en Tunisie il y a neuf ans. Il y a développé un travail artistique sur la mémoire, la présence presque invisible de l’histoire juive du pays – l’une des plus anciennes communautés du monde.
Détails autobiographiques et anecdotes se confrontent à des lieux qui n’en n’ont guère gardé l’empreinte. La forme même des œuvres de Rafram est évanescente.
Il investit des lieux publics (un hammam, un marché aux poissons, une synagogue abandonnée, un désert de sable) le temps d’une performance. Ses installations et sculptures nécessitent peu de moyens et se nourrissent des réseaux de relations qu’elles établissent.
La nourriture, dans la mesure où elle porte l’écho le plus profond des origines et rassemble les convives le temps d’un repas, joue un rôle important dans le travail de Rafram (et son livre combine des œuvres d’art, des interventions dans l’espace public et des recettes).
Cette soirée, pensée à partir du livre d’artiste The Seven Good Years de Rafram Chaddad, somme de ses sept années de création après son retour en Tunisie, invite à réactiver le souvenir des lieux laissés derrière soi, qui continuent d’exister dans les mémoires, et dont les traces se déploient aujourd’hui dans les imaginaires.
Elle est accueillie au Book Bar de l’Hôtel Grand Amour, à proximité de l’ancien quartier des immigrés juifs de Tunisie dans les années 50 et 60 – un quartier encore multiculturel où cohabitent aujourd’hui Turcs, Kurdes, Indiens et Pakistanais.
Couverture de "The Good Seven Years" de Rafram Chaddad, auto-publié en 2023
Rafram Chaddad, "Bourgel", 2023, Iron and wood bird cage, soil, plants, broken pieces of a tomb, sound installation, 185 cm x 102 cm
Rafram Chaddad, "Fish In, Fish Out", 2006-en cours, peinture murale
Rafram Chaddad, "Olive Smoke", 2023 Glass bottle, water, olive oil, cotton, gramophone horn, smoke machine
Rafram Chaddad, "Shefshari", 2023, plaster, cotton clove
Programme de la soirée
De 18h à 19h, l’artiste a présenté son livre au cours d’une discussion avec Joseph Hirsch (programmateur à l’auditorium du Musée d’art et d’histoire juive de Paris) et Victoria Jonathan (curatrice et fondatrice de l’agence culturelle Doors 门艺).
Une signature du livre par l’artiste était organisé après la conversation, au cours de laquelle les 30 derniers exemplaires du livre ont été vendus. La signature du livre a été accompagnée de boukha, de boutargue Memmi, des fricassées de chez René et Gabin, d’huile d’olive Kaia et de pâtisseries de la Maison Farida.
Johann Barichasse, “chef cuisinier” à Marseille (Les Rigoles), qui fusionne les traditions culinaires judéo-arabe (ses parents sont d’origine marocaine et algérienne) et française, est en résidence au restaurant du Book Bar le temps d’une soirée, avec un délicieux menu célébrant le métissage et l’économie de moyens de la cuisine tunisienne. À la carte, bissara, crudo de St-Jacques, brick à la thonine fumée, maaqoda… Le diner s’est déroulé de 20h à 23h.
De 22h à 2h, la DJ et productrice méditerranéenne Sharouh (Sarah Perez) a invité l’électro à se mélanger aux musiques du Maghreb au Moyen-Orient en passant par la Grèce et la Turquie. Son EP tout juste sorti en septembre, Ya Hasra (Akuphone), ressuscite quatre pépites de la musique juive tunisienne, chantées par les légendes Habiba Msika, Louisa Tounsia, Raoul Journo et El Kahlaoui Tounsi, accompagnées par les réinterprétations uniques de Sharouh.
Quelques images de l’événement
Biographies
Rafram Chaddad réalise performances, actions participatives, installations, vidéos, sculptures… Investissant à l’occasion un désert de sable, une synagogue abandonnée, un hammam ou un marché au poisson, puisant dans la vie quotidienne et mobilisant volontiers matériaux ordinaires et savoir-faire vernaculaires, l’œuvre de Rafram Chaddad (né en 1976 à Djerba, Tunisie) défie les catégorisations et invite à déconstruire les idées toutes faites concernant l’identité, l’exil, les migrations, et le concept même de “culture”. La nourriture et la cuisine jouent un rôle privilégié dans son travail, en ce qu’elles invitent à une expérience partagée proche de tout un chacun, et pulvérisent l’idée de frontière et les tentatives de définition stable et figée d’une identité. Rafram Chaddad a réalisé des dizaines de courts-métrages et d’installations, qui ont été exposés au Mucem à Marseille, au Forum Maximilien à Munich, au B7L9 à Tunis et plus récemment au festival Art Explora (Marseille) et à la première biennale de Malte. Il a été artiste en résidence à la Cité internationale des Arts (Paris) en 2024.
La cuisine de Johann Barichasse est indissociable de son héritage familial. Né de parents d’origine juive marocaine et algérienne, sa culture est aussi, évidemment, française. Petit, à table ou en cuisine, il se souvient de la savoureuse modestie des plats préparés avec amour. Des moments qui permettaient, aussi, de rendre hommage aux origines de ces familles éloignées de leurs terres natales. Car l’histoire familiale de Johann Barichasse rejoint aussi la grande Histoire, celle de l’exil, de la nostalgie d’un ailleurs qu’on n’a jamais vraiment connu, d’un passé insaisissable, mystérieux. De cet héritage, il a conservé la générosité et la joie. Et aussi un besoin de réunir toutes les parties qui le composent. C’est au contact des produits comme épicier chez Terroirs d’Avenir qu’il décide de redessiner sa trajectoire. Formation express chez Cuisine Mode d’Emploi, stage chez Mokonuts puis, très rapidement, second de Manon Fleury au Mermoz, une expérience décisive qui consolidera son envie de cuisiner. La suite ? Ses casse-dalles à tomber chez Penny Lane – récompensés par Le Fooding –, et une résidence de huit mois chez Mokoloco, rien que ça. Désormais établi à Marseille, il a pris les rênes de la cave à manger Les Rigoles cet été, après une résidence aux Grandes Tables (Théâtre de la Criée) en 2023. Sa cuisine est gourmande, épicée, parfumée, mijotée. Mais elle est aussi à son image : judéo-arabe, française, marseillaise, parisienne… Et toujours homogène. Entre les lignes, on devine le trait d’union qui permet de rassembler toutes les parties qui le composent.
Joseph Hirsch est responsable adjoint de l’auditorium du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (mahJ) à Paris. Avec Claire Marynower, il a coordonné le colloque “Juifs du monde arabe, pourquoi sont-ils partis ?” (28 et 29 juin 2022) au mahJ.
Victoria Jonathan (née à Paris en 1985) est curatrice et co-fondatrice de Doors 门艺, une plateforme de curation, production et conseil artistique basée à Paris et Pékin. Elle a vécu plusieurs années en Chine, après avoir étudié la philosophie et la sinologie à Columbia University et La Sorbonne, collaboré avec le collectif d’art sonore new-yorkais Soundwalk et réalisé des documentaires sur les avant-gardes pékinoises (France Culture). Elle a co-dirigé le festival Jimei x Arles (créé en Chine par Les Rencontres d’Arles), où elle a fondé le premier prix pour les femmes photographes chinoises. Elle a été commissaire de plusieurs expositions en France et à l’étranger. Dans sa pratique curatoriale, elle s’intéresse notamment aux questions liées à l’histoire et à la mémoire collective, à la représentation du paysage à l’heure de l’urgence écologique, aux liens entre formes vernaculaires et création contemporaine, avec une approche transnationale et transdisciplinaire nourrie par sa connaissance des scènes artistiques d’Asie, d’Europe et d’Afrique du Nord. En octobre 2024, elle est rédactrice invitée de l’édition française de la revue d’art contemporain chinoise LEAP à l’occasion de l’exposition 目 Chine. Une nouvelle génération d’artistes au Centre Pompidou à Paris (9 octobre 2024-3 février 2025).
DJ et productrice méditerranéenne, Sharouh (Sarah Perez) invite l’électro à se mélanger aux musiques du Maghreb au Moyen-Orient en passant par la Grèce et la Turquie. Dans une démarche de réappropriation et de réécriture, elle s’intéresse aux formes de syncrétisme musical – judéo-arabe, amazigh, mizrahi… – ainsi qu’au rôle des femmes dans cet héritage. Ses remixes des grandes chanteuses d’Afrique du Nord font parfois place à des touches acid et punk dans des sets vibrants où des samples de discours féministes côtoient percussions orientales et synthés analogiques. Sharouh se produit en France (New Morning, Bellevilloise, Badaboum, Petit Bain, Institut du Monde Arabe, Palais de la Porte Dorée-Musée national de l’histoire de l’immigration, Tunis sur Seine, Dock des Suds Marseille) et à travers le monde (Beirut Electro Parade, Radio Primavera Sound à Barcelone, Kabana à Marrakech, Institut français à Tunis et Khartoum). Sharouh est également co-fondatrice de We Make Noise, association qui encourage les femmes à s’engager dans la production musicale à travers des ateliers de formation. Son EP tout juste sorti en septembre, Ya Hasra (Akuphone), ressuscite quatre pépites de la musique tunisienne, chantées par les légendes Habiba Msika, Louisa Tounsia, Raoul Journo et El Kahlaoui Tounsi, accompagnées par les réinterprétations uniques de Sharouh.
Site + Soundcloud + Instagram