L’avenir des relations artistiques France-Chine à l’heure de la crise écologique

Premiere exposition à l'Espace 365 de Zone Sensible à Saint Denis, 2018. ©Anne-Claire Heraud

Victoria Jonathan, commissaire d’exposition et cofondatrice de Doors, partage ses idées sur la manière de concilier des pratiques responsables tout en maintenant un dialogue artistique et culturel entre la Chine et la France, dans le contexte d’une prise de conscience mondiale croissante de la crise écologique.

Cet article a été publié dans T Magazine China le 11 juin 2024. T Magazine China, publié depuis 2015, est l’un des magazines culturels les plus influents de Chine.

France-Chine : comment continuer à faire dialoguer des scènes artistiques situées à 10.000 kilomètres l’une de l’autre à l’heure de la crise écologique ?

En 2020, je découvrais au Centre Pompidou le dernier spectacle du chorégraphe Jérôme Bel, Xiao Ke, s’inscrivant dans une série de portraits de danseurs mis en scène par l’artiste. Sur scène, le chorégraphe français dialoguait en paroles et en mouvements avec la danseuse chinoise grâce à l’application Skype, son écran d’ordinateur projeté en géant sur le plateau. Si ce dispositif permettait de contourner l’impossibilité de voyager durant la pandémie de Covid-19, il entrait aussi et surtout en parfaite cohérence avec la décision de Jérôme Bel, en 2019, de ne plus faire voyager sa compagnie en avion pour faire tourner ses spectacles à travers le monde, par souci de protéger la planète. Ce principe écologique, s’il impose une contrainte forte, s’avère en réalité artistiquement fécond : plutôt que de faire voyager sa compagnie pour diffuser son répertoire, Jérôme Bel « adapte » chaque spectacle en collaboration avec des danseurs recrutés sur place qu’il fait répéter par Skype, donnant ainsi à chaque nouvelle version de son spectacle une coloration unique et une spécificité locale. 

Jérôme Bel, Xiao Ke, 2020

La crise écologique pousse les institutions culturelles à réfléchir à leur durabilité, tant du point de vue de leurs pratiques que de leur programmation.

En 2021, le Ministère de la Culture a publié une « Charte de développement durable des festivals » que de nombreuses institutions et manifestations culturelles françaises s’efforcent désormais de respecter. Des rapports publics (comme le rapport “Décarbonons la culture » du Shift Project en 2021), des initiatives expérimentales (comme celles menées par l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs) et des coalitions créatives climatiques (Art+Climat Action, Border Art, The Gallery Climate Coalition) préconisent de mettre en œuvre des bonnes pratiques pour ce qui concerne la production, l’accueil des publics et la promotion des événements artistiques : identifier les ressources locales disponibles pour la création et production d’œuvres, faire appel à des experts en transition écologique pour paramétrer un projet ou mettre en place des mesures de façon à compenser au mieux ses émissions, sensibiliser le public aux enjeux environnementaux à travers des ateliers éducatifs et participatifs, évaluer la démarche d’éco-conception d’une institution ou d’une manifestation et partager ses bonnes pratiques afin de contribuer à un changement systémique dans le monde des arts…

Technique agricole alternative inventée dans les années 1970 par les scientifiques David Holmgren et Bill Mollison, au moment de la monoculture intensive des terres, la permaculture (contraction de « culture » et de « permanence ») consiste à cultiver plusieurs espèces végétales à la fois, et à organiser la mise en jachère régulière d’une partie du terrain. Cette pratique, moins orientée vers la performance que vers la durabilité de la terre, la complémentarité des espèces plantées et l’attention à l’écosystème, a inspiré ces dernières années plusieurs initiatives expérimentales au sein d’institutions ou de projets culturels en France et en Europe.

Dès 2016, l’artiste Olivier Darné répond à un appel à projets de la mairie de Saint-Denis, banlieue pauvre de Paris, pour occuper un grand terrain qui servait à la monoculture de laitues depuis des décennies. L’artiste y crée une « Zone sensible » (un nom qui joue sur le double sens de « sensible » : zone où les sens sont éveillés et en alerte, et zone urbaine difficile), un « centre d’art et de nourriture », plantant des centaines d’espèces végétales en permaculture, dont les récoltes sont vendues au prix juste aux habitants du quartier, et invitant des artistes (plasticiens, troupes de théâtre ou de danse) à répéter ou créer des œuvres in situ. 

Zone Sensible, un « centre d’art et de gastronomie » en banlieue parisienne

Le centre d’art contemporain Le Magasin (Grenoble) a souhaité, sous l’impulsion de son ancienne directrice Béatrice Josse, associer des artistes sur le long terme, réancrer le lieu en s’appuyant sur des ressources locales, proposer une gouvernance partagée, refonder l’École du Magasin pour former des curateurs et curatrices écoresponsables… 

Peu après sa nomination à la présidence du Palais de Tokyo en 2022, Guillaume Désanges a partagé son « petit traité de la permaculture institutionnelle ». L’approche est globale : observer avant d’agir, programmer au service d’une nécessité, produire mieux, communiquer sobrement, travailler en écosystème collaboratif avec d’autres institutions, utiliser les espaces de manière raisonnée – en laisser certains en friche, proposer des parcours de visite décalés ou réduire les horaires d’ouverture (12h-22h au lieu de midi-minuit) pour ne pas gaspiller chauffage et climatisation, etc. 

L’urgence écologique est également une préoccupation croissante dans le travail des artistes, dont les programmations de plusieurs institutions veulent se faire le reflet. 

Bruno Latour s’exprimant lors de la conférence intitulée « N’avons-nous jamais été modernes ? – Dialogue avec Bruno Latour » tenue dans l’auditorium du Musée d’art CAFA le 13 mai 2017, organisée par la New Century Art Foundation et l’École d’art expérimental, CAFA.

En proposant de renoncer au concept de Nature (au sens de l’opposition classique à la culture), car pour lui la frontière entre les deux a disparu, et de définir l’Anthropocène (l’influence de l’être humain sur les écosystèmes) comme nouvelle époque géologique, Bruno Latour a participé d’une évolution mondiale de la pensée de la modernité et du vivant (Latour a d’ailleurs donné une série de conférences en Chine en 2017, notamment à CAFA et Himalayas Museum). Le sociologue et philosophe, qui a inspiré de très nombreux artistes, a également été commissaire de nombreuses expositions et biennales.

A Paris, le Musée de la Chasse et de la Nature, créé en 1967 par un couple de collectionneurs qui avaient mis en situation des animaux naturalisés devant des paysages peints au sein d’un hôtel particulier du quartier historique du Marais, a su ces dernières années, décaler son propos pour approfondir les rapports de lʼhomme à l’animal et à la nature au cours de lʼhistoire. Depuis la rénovation et l’extension du Musée en 2007, les expositions temporaires ont été autant dʼoccasions pour des artistes contemporains invités, dʼinvestir les lieux comme de dialoguer avec les collections riches et variées : Eva Jospin, Tania Mouraud, Johan Creten…

Carte blanche à Eva Jospin au Musée de la Chasse et de la Nature, 2021

Tout dernièrement, deux institutions majeures du spectacle vivant, le théâtre MC93 (Bobigny) et le Centre national de la danse – CND (Pantin) ont programmé des temps forts liés à la transition écologique. C’est Jérôme Bel qui a été invité par le CND à programmer toute une saison intitulée « Recommencer ce monde ». Et dans son dernier spectacle, Danses non humaines, en collaboration avec l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual, le chorégraphe donne à voir les relations que l’art et la danse, passés et présents, entretiennent avec le monde vivant.

De nombreux artistes chinois contemporains aussi opèrent un détour par la relation que leur tradition artistique passée entretient au vivant afin d’éclairer notre présent : d’autant que la représentation de la nature a une histoire beaucoup plus ancienne en Chine, où se développe dès les Han la peinture de shanshui, alors que la peinture occidentale ne s’intéresse au paysage qu’à partir du 17e siècle.

C’est un point de frottement entre les scènes artistiques française et chinoise sur une question éminemment actuelle qui nous a fortement intéressées chez Doors ces dernières années. L’agence artistique basée à Paris et Pékin que j’ai créée en 2017 avec Bérénice Angremy a ainsi tout récemment organisé à Paris, dans le cadre des 60 ans des relations entre la France et la Chine et en association avec la Shanghai International Culture Association, sous le commissariat de Cao Dan et He Jing, une exposition du peintre et artiste céramiste Chen Jialing. Cet artiste qui se situe dans la continuité de la tradition du shanshui, et qui toute sa vie a arpenté et peint les rivières et les montagnes, dans une forme de quête spirituelle, a vu au soir de sa vie ses paysages monumentaux exposés dans un ancien couvent du 14e siècle au centre de Paris (le Réfectoire des Cordeliers). 

Exposition « Chen Jialing. Une vie au bord du fleuve » dans un ancien couvent du XIVe siècle à Paris, 2024

Jusqu’au 23 juin, au centre d’art Fotografiska à Shanghai, est visible une exposition dont je suis commissaire, « Go With the Flow », qui montre les œuvres photographiques et vidéo de Zhuang Hui, Chen Qiulin, Michael Cherney, Sui Taca et Cheng Xinhao, cinq artistiques qui témoignent des transformations du paysage chinois au cours des trente dernières années, entre réalisme et poésie, entre exploration de leur propre subjectivité et de la conscience collective.

Exposition « Go With the Flow » à Fotografiska Shanghai, 2024

Pour l’espace culturel parisien de la marque chinoise Icicle, en 2022, nous nous attachions à la tradition lettrée de la collection de pierres et aux cabinets de curiosités européens pour interroger le lien entre nature et artifice avec les artistes Noémie Goudal, Zhan Wang, Shao Wenhuan, Charlotte Charbonnel et Jonathan Bréchignac. Prochainement, notre agence aura la joie de contribuer à faire découvrir au public chinois un chapitre passionnant de l’histoire de la peinture française : l’invention du paysage dans la peinture du 19e siècle, de Corot aux Impressionnistes.

Jonathan Bréchignac, « Alien Rocks », 2018-présent

Alors, comment concilier des pratiques plus responsables tout en maintenant le dialogue artistique et culturel, d’autant plus fécond sur ce sujet que l’art français et chinois entretiennent une relation tout à fait différente à la nature ? 

C’est un défi qui se pose pour les prochaines années, à envisager comme une contrainte à même de stimuler la création de modes de création, de production et de diffusion alternatifs. En s’inspirant des initiatives sus-citées, il faudra veiller à éviter à tout prix le hors-sol et favoriser la relation avec le contexte et le public local. Favoriser les résidences d’artistes, afin que le temps court de l’exposition puisse être prolongé par une rencontre plus profonde avec le contexte de réception de son œuvre. Mutualiser le coût écologique de la diffusion d’une collection d’œuvres venues de loin, en construisant des tournées sur plusieurs mois, à l’échelle nationale ou régionale. Mettre à profit les ressources locales disponibles pour la création et la production d’œuvres, avec la chance que peut-être celles-ci ouvrent de nouveaux horizons créatifs ou techniques. Faire appel à des experts pour contrôler et mesurer l’impact environnemental d’un projet. Mettre en commun les ressources et bonnes pratiques entre acteurs du milieu. Mettre en place avec les artistes des ateliers afin de sensibiliser tous les publics aux enjeux environnementaux. Jusqu’à 120 ans !

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