DoorZine : Qu’est-ce qui vous a poussé à aller filmer la région du barrage des Trois Gorges ?
Jia Zhangke : À l’époque, le projet du barrage des Trois Gorges était en plein développement, et l’artiste Liu Xiaodong allait s’y rendre pour réaliser une série de peintures. J’ai toujours voulu réaliser un documentaire sur Liu Xiaodong, et donc je suis allé avec lui aux Trois Gorges. En arrivant à Fengjie, j’ai été secoué par la vue des ruines. Fengjie a 3 000 ans d’histoire, c’est une cité tellement ancienne ! À ce moment-là, la phase de démolition touchait à sa fin, la ville entière était déjà en ruines. Des changements colossaux étaient en train de se produire : un million de personnes déplacées et 3 000 ans d’histoire réduits en poussière, une ville bientôt submergée par les eaux… L’individu est impuissant face à de tels bouleversements. Cependant, au milieu des champs de ruines, mon regard a été attiré par les ouvriers qui œuvraient à la démolition. La peau bronzée, en sueur, ils étaient pleins de vitalité. Cette vitalité et les ruines formaient un contraste qui m’a donné envie de tourner un film dans les Trois Gorges.
DoorZine : Pourquoi avoir realisé en 2006, sur le même sujet, le documentaire Dong et le film de fiction Still Life ? Quel lien existe-t-il entre les deux films ?
Au départ, mon intention était de réaliser un documentaire sur Liu Xiaodong, sur son univers pictural. Je suis allé pour la première fois à l’une de ses expositions en 1990, et j’ai tout de suite aimé sa peinture. Il a le talent pour déceler une poésie insoupçonnée dans notre quotidien. Mon projet de documentaire a été plusieurs fois bloqué et repoussé. Finalement, un jour, Liu Xiaodong m’a dit qu’il se rendait dans les Trois Gorges pour peindre onze ouvriers, et j’ai décidé de le suivre pour tourner Dong. Après mon arrivée dans les Trois Gorges, pendant le tournage du documentaire, la vie sur place a commencé à titiller mon imaginaire. Là-bas, les gens sont très volontaires. Ils appellent la recherche d’un emploi ≪ trouver un moyen de vivre ≫. Ils acceptent tranquillement les difficultés, et éclatent de vitalité. Aucune difficulté de l’existence ne peut cacher la beauté de la vie elle-même. Ainsi, pendant le tournage de Dong, en voyant aller et venir dans le viseur de la camera ces personnages courant après la vie, j’ai soudainement commencé à imaginer leur existence une fois sortis du cadre. Taciturnes, sous pression, ce n’est pas facilement qu’ils s’ouvrent aux autres pour raconter leur histoire. J’ai donc commencé a tourner Still Life pendant le tournage de Dong. Les espaces qui apparaissent dans le documentaire apparaissent également dans le film de fiction, et les personnages de l’un sont aussi les personnages de l’autre.