DoorZine : Going Home suit les paysages et les vies bousculés par la construction du Barrage des Trois Gorges. Né dans la région, votre enfance a dû être hantée par ce projet titanesque rêvé par les autorités depuis des décennies. Vous aviez 15 ans lors des premiers travaux entrepris en 1994. Peut-on dire que c’est un projet introspectif, voire autobiographique, autant que documentaire ?
Mu Ge: C’est exact : Going Home est un voyage initiatique, un projet introspectif et autobiographique. Je l’ai commencé il y a seize ans. De 2004 à 2009, je suis retourné chez moi régulièrement. Il y a dans ce projet beaucoup de collisions entre mes souvenirs d’enfance et les bouleversements survenus dans la réalité.
Dans mes photographies, chaque personnage reflète mon état et mes aspirations à l’époque. Ma ville natale, Jianshan, se situe dans le comté de Wuxi, aux abords de la ville de Chongqing, à seulement 223 kilomètres du barrage des Trois Gorges. Pour moi, c’est indéniablement en 1999 que l’impact du barrage des Trois Gorges s’est fait ressentir. Beaucoup des produits que nous achetions pour la maison venaient du comté de Yunyang, sur le fleuve Yangzi. Nous nous y rendions régulièrement dans mon enfance. En 1999, Yunyang et tous ses environs ont commencé à être détruits, et avec eux, mes beaux souvenirs d’enfance. C’était inimaginable.
C’est donc en 1999 que j’ai commencé à vraiment comprendre l’impact du projet du barrage des Trois Gorges. Et c’est en 2004 que j’ai commencé ce travail photographique.
DoorZine : Il vous a fallu cinq ans pour réaliser la première partie de cette série, une période durant laquelle vous avez été témoin des changements du paysage naturel, mais aussi des hommes, par les phases alternatives de destruction et de construction. Est-ce que vous avez dès le départ envisagé ce projet dans la durée ? Quelle en a été l’évolution ?
Chaque fois que je retournais chez moi, sur le trajet, c’était des souvenirs de différentes époques qui resurgissaient. Les changements générés par le barrage des Trois Gorges ne touchent pas seulement les villes, mais également les gens comme moi, les locaux qui ont été brutalement coupés de leur mémoire, qu’elle soit vieille de trente ans, cent ans, ou mille ans…
Il ne s’agit pas d’un état d’amnésie, car nous savons que le passé a existé, mais nous ne pouvons plus personnellement en témoigner. Les Trois Gorges, c’est ma région natale. Elle porte la trace de trente ans de mon existence. Le projet de barrage, c’est l’intrus. J’ai voulu capturer la façon dont y vivent les gens. Le barrage n’est qu’un événement en toile de fond, ce n’est pas le sujet central de Going Home. J’ai utilisé le temps comme un fil directeur, et je me suis concentré sur la vie dans les Trois Gorges et l’expérience vécue par ses habitants. De la persévérance et de l’espoir des débuts à l’impuissance et au désespoir de la période actuelle, c’est comme une chimère. Depuis seize ans, je suis témoin des évolutions de cette chimère. Au début, nous avons assisté aux changements imposés à nos foyers ; il y avait de l’imagination et une certaine impatience, nous nous efforcions d’aller de l’avant et d’avoir une vision à long terme. Finalement, il n’est rien resté ; nous étions abattus et désemparés. Ce n’est pas une vue de l’esprit, c’est la réalité de cette situation ; en plein tourment, nous continuions d’espérer une vie meilleure.