Rafram Chaddad : «Ma langue natale, le tunisien, me permet de parler de sujets universels»

Rafram Chaddad, "Le sable prend le dessus", 2022

Dans le cadre de la soirée «Comme à Tunis» organisée au Book Bar de l”Hôtel Grand Amour le 14 octobre 2024, en parallèle de la Paris Art Week, sous le commissariat de Victoria Jonathan autour de l’œuvre de l’artiste juif tunisien Rafram Chaddad, ils ont discuté de son livre The Good Seven Years avec Joseph Hirsch, responsable adjoint de la programmation de l’Auditorium du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris.

Rafram Chaddad a auto-publié The Good Seven Years en août 2023 à l’occasion d’une exposition au centre d’art contemporain B7L9 à Tunis d’août à novembre 2023 – qui a probablement été l’une des seules expositions personnelles d’un artiste juif dans le monde arabe au cours des dernières années.

Né à Djerba dans l’une des plus anciennes familles de Hara Sghira (le « petit quartier juif ») et élevé à Jérusalem dès l’âge de 2 ans, Rafram Chaddad revient pour la première fois en Tunisie en 2004 et s’y installe en 2014. Il y développe un travail artistique sur la mémoire, la présence quasi-invisible de l’histoire juive du pays – l’une des plus anciennes communautés au monde – dont il tente de réanimer les traces par des interventions dans l’espace public inspirées de personnes, de rites, d’objets et de matériaux inspirés du monde juif tunisien disparu.

La population juive des pays d’Afrique du Nord, qui comptait plus de 500 000 personnes dans les années 1940, en compte moins de 5 000 aujourd’hui. Pourtant, les traces de la présence de cette communauté multimillénaire subsistent, notamment de manière immatérielle, dans la musique, la cuisine et la culture du pays. On estime qu’entre les années 50 et 70, plus de 100 000 Juifs tunisiens ont émigré en France et en Israël. De nombreux membres de cette diaspora ne sont jamais retournés en Tunisie, mais ont développé une nostalgie de leur patrie comme d’un paradis perdu – une nostalgie familière à ceux qui vivent en exil. Dans ce contexte, la trajectoire de Rafram est perturbatrice, rétrograde, voire transgressive (la génération précédente affirmant avoir tourné le dos à son passé tunisien pour se reconstruire ailleurs, en France ou en Israël, souvent de manière difficile).

Dans un essai extrait du livre de Rafram Chaddad, l’universitaire Yigal Shalom Nizri parle du passage d’un « méta-espace hors des limites du temps et de l’espace » à la vie quotidienne dans l’espace réel. Cela fait écho au titre « Comme à Tunis » donné à l’événement à l’Hôtel Grand Amour, et aux expériences des enfants et petits-enfants des immigrés juifs tunisiens, qui ont souvent vécu dans de petites Tunisies recréées dans les appartements de leurs grands-parents ou dans des quartiers tels que le Faubourg Montmartre, Belleville et Sarcelles à Paris – à travers la cuisine, les objets, les rituels, les croyances et tous les signes culturels perpétués dans l’exil. En même temps, le geste de Rafram libère en quelque sorte un temps bloqué au moment de l’exil. Sa démarche est tout sauf nostalgique : il ne s’agit pas de reproduire le passé, mais de réactiver des lieux, des objets et des rituels de manière vivante et présente.

Dans cette discussion, nous avons évoqué la manière dont l’art de Rafram traite de la disparition de la présence juive en Tunisie – et l’impact de l’actualité du Moyen-Orient sur sa pratique en Tunisie – mais plus largement la manière dont ce travail artistique évoque des questions universelles telles que l’exil, la migration, la fragilité des frontières et la mutabilité des identités.

Affiche de l’exposition «The Good Seven Years » au centre d’art B7L9 de Tunis

Cet article est constitué d’extraits de la discussion du 14 octobre 2024 entre Rafram Chaddad, Victoria Jonathan et Joseph Hirsch, dans le cadre de la soirée Comme à Tunis au Book Bar de l’Hôtel Grand Amour. La transcription intégrale de la conversation sera publiée à l’été 2025 dans la revue Francosphères, qui s’attache à interroger la présence de la langue et de la culture françaises au-delà des frontières et des confins.

Vue de la discussion. De gauche à droite : Victoria Jonathan, Rafram Chaddad, Joseph Hirsch

Victoria Jonathan : La première question que j’aimerais poser à Rafram est la suivante : pourquoi es-tu revenu en Tunisie, et, issu d’une famille de notables religieux et d’une communauté traditionnelle (Djerba) a priori éloignée de la création artistique, comment es-tu devenu artiste ?

Rafram Chaddad: Mon grand-père était rabbin, car tout le monde est rabbin à Djerba. Il était aussi le chef de la communauté de Hara Kebira (le « grand quartier juif »), et mon oncle a été grand rabbin de Tunisie pendant 20 ans. Non seulement nous ne faisons pas d’art contemporain, mais il n’y a pas non plus de réflexion sur la culture, à moins qu’il ne s’agisse de musique liée à la synagogue ou aux mariages. C’est la seule partie de la culture dont il est permis de parler. En devenant artiste, je me suis éloignée de ma famille et de la tradition, même si la culture de ma famille et de ma communauté est très visuelle et fascinante.

J’ai grandi à Jérusalem, j’y ai étudié, j’ai travaillé en Europe, et retourner à Tunis était presque une performance. Parce que je crois en la nécessité de diversité, pour la Tunisie, mais aussi pour le judaïsme. L’un des plus grands dangers pour le judaïsme, pour la Tunisie, pour la planète, est le manque de diversité, la culture monolithique, et surtout la division en catégories définies. Je pense que tout le monde essaie toujours d’entrer dans des définitions afin d’être supérieur aux autres, et les choses sont supprimées et disparaissent.

Le travail d’un artiste n’est pas une question de nostalgie. Il ne s’agit même pas d’histoire. Il s’agit du contemporain, du moment présent, et lorsque vous parlez de la Tunisie juive, voire de la Tunisie en général, Ya Hasra (expression en dialecte tunisien signifiant la nostalgie du bon vieux temps) est le mot le plus courant dans la langue. Tout le monde parle du passé, au lieu de s’occuper du présent. Lorsque vous faites partie de cette culture Ya Hasra , c’est toujours « c’était mieux avant, c’était mieux avant». En tant qu’artiste, vous devez vous occuper d’aujourd’hui, ou de demain, parce que demain arrive le jour d’après, c’est un grand défi.

En 2014, quand j’ai déménagé en Tunisie, j’étais encore comme en train de regarder une affiche, une affiche figée de Tunis, rappelant les histoires de Lafayette (un des anciens quartiers juifs de Tunis) de ma mère, et d’autres anecdotes de ma famille sur Djerba, les traditions de Pessah, etc. Mon grand-père avait une maison d’édition et a écrit de nombreux livres sur l’histoire de Djerba. Tout n’était qu’histoire et nostalgie jusqu’en 2014, date à laquelle j’ai commencé à m’intéresser à la question et à en faire partie.

Photo de la famille Chaddad. Au centre, le père de Rafram Chaddad, devant son grand-père. À gauche, sa grand-mère. À droite, sa tante.
Rafram Chaddad, «Triadic Memories», 2022, vidéo-projecteur, amphores, peinture, corde de pêche

Joseph Hirsch : Ta matière première est ta famille, ta vie personnelle, tes souvenirs. Tu es maintenant un artiste tunisien, ce qui signifie que tu es à la fois basés en Tunisie, et que la Tunisie est au centre de ton travail. L’idée du retour est essentielle dans ton travail (comme l’exprime brillamment l’essai de Yigal Shalom Nizri pour le livre) et tu as réalisé une œuvre intitulée « Triadic Memories » qui parle précisément de ton retour en Tunisie. Elle est composée d’amphores communément utilisées par les pêcheurs de Djerba. Peux-tu nous expliquer comment cette œuvre a vu le jour ?

Rafram Chaddad: L’amphore est un piège pour attraper les pieuvres. Les pieuvres sont toujours à la recherche d’espaces sombres. Le jarush, une sorte de récipient, est percé d’un trou et une corde est attachée entre les pièces. Il y a une centaine de jarush ici. Vous le mettez dans l’eau, la pieuvre voit l’obscurité, elle entre. C’est sa maison. C’est là qu’elle peut se cacher. La pieuvre pense que les gens ne la voient pas dans l’obscurité. Après quelques jours, les pêcheurs remontent le jarush. L’eau descend. Il est très lourd, bien sûr. Ils l’emmènent sur le bateau, puis ils partent. La pieuvre ne se sent alors plus du tout chez elle…

J’ai écrit une lettre sur chacun des jarush. Il existe un dialecte juif appelé judéo-tunisien. Il s’agit essentiellement de la langue tunisienne avec quelques variantes. Il ressemble à l’arabe mais s’écrit en lettres hébraïques, un peu comme le yiddish. En judéo-tunisien, j’ai écrit Waqtech Rjat ? C’est lié à une question qui m’a été posée en 2004, lorsque je suis arrivé en bateau de Gênes à Tunis. J’ai rencontré mon oncle et il m’a demandé : « Quand es-tu revenu ? »

Pour de nombreux Juifs, Jérusalem est le lieu d’où nous venons. Ma famille est à Djerba depuis près de 3 000 ans. Waqtech Rjat ? signifie donc aussi : quand es-tu revenu à Djerba ? Ce travail soulevait les questions suivantes : « La maison est-elle aussi un endroit sûr ? Est-ce votre maison ? Qu’est-ce que la maison pour vous ? »

Je suis maintenant basée à Tunis, mais je pense que la pratique de l’art consiste à essayer d’être connecté à ce que l’on fait dans l’espace où on le fait. C’est ainsi que l’on crée quelque chose de plus universel. Je pense que mes œuvres sont plus universelles que tunisiennes. Ma langue natale, le tunisien, me permet de parler de choses universelles.

Rafram Chaddad, «Sand Taking Over», 2022

Victoria Jonathan : Dans ton travail, les détails autobiographiques et les anecdotes sont confrontés à des lieux qui n’en ont guère gardé de traces. La forme même de tes œuvres est évanescente : tu investis des lieux publics (synagogues abandonnées, désert de sable, Souk el Grana à Tunis) le temps d’une performance ou d’une installation. Tes installations et sculptures nécessitent peu de moyens (matériaux pauvres tels que filets de pêche, morceaux de ruines, allumettes, sable, écorces d’amandes ; réutilisation d’objets existants à la manière de ready-mades) et se nourrissent des réseaux de relations qu’elles établissent. J’aimerais également mentionner le fait que beaucoup de tes œuvres sont inspirées par des personnes, qu’il s’agisse de membres de ta famille, de figures juives de l’histoire de la Tunisie (comme les chanteurs Louisa Tounsia et Asher Mizrahi) ou de certains des derniers juifs tunisiens qui ont croisé ton chemin. J’aimerais que tu nous parles un peu de ta méthode artistique, que l’on pourrait peut-être définir comme procédant de la réactivation de lieux, de la création d’interactions avec des contextes spatiaux et humains, mais aussi de la réhabilitation de savoir-faire et de traditions locales qui se sont le plus souvent perdus, comme une présence fantomatique.

Rafram Chaddad : Mon travail porte beaucoup sur les points de rencontre. Lorsque j’ai réalisé « Sand Taking Over », je me suis rendu à Metameur, un petit village isolé près de Mednin, dans le sud. Ma mère y est née et son père y réparait des vélos. Le titre de la pièce est un clin d’œil au fait que, lorsque vous vous rendez dans ces régions, dans le sud de la Tunisie, vous voyez de vieilles villes toujours recouvertes de sable en raison de la proximité du désert. C’est beau, mais c’est aussi terrifiant. À Djerba, par exemple, si vous ne nettoyez pas votre maison tous les jours, elle est pleine de sable. Djerba, c’est comme l’île du Sahara. Metameur, c’est un peu la même chose.

L’endroit où j’ai réalisé l’installation est l’ancienne synagogue du village. Ce n’était pas vraiment une synagogue, car il y avait très peu de Juifs, tous liés à ma famille. Mais ma mère et sa sœur Confeta avaient l’habitude de la nettoyer, et pour elles, la synagogue était en quelque sorte un lieu de jeu. Elles rêvaient d’aller à Djerba. J’ai donc construit une petite fluka, un bateau, et j’ai recouvert de sable le sol de la synagogue abandonnée. J’ai demandé à une amie de Tunis, qui est actrice, de chanter une chanson de Rosh Hashanah, le Nouvel An juif, que nous venions de célébrer quelques jours auparavant. C’est une très belle chanson. L’air était un air djerbien, et j’ai demandé aux hommes de lui répondre. Elle est comme la voix principale, et ils lui répondent. J’ai écrit le nom de ma mère sur la fluka, Habiba, parce que c’est ce que font les pêcheurs. Ils écrivent le nom de leurs proches. C’est généralement la fille ou la femme. J’ai écrit le nom de ma mère. La fluka était entourée d’une œuvre sonore.

Les gens du village étaient invités à venir. Bien sûr, la police est arrivée, et je les ai entendus dire à la radio : « Il y a un type qui a mis un bateau dans la vieille synagogue, on ne sait pas pourquoi ». En fait, tout le village est venu, même les enfants et les personnes âgées. C’était très intéressant, rien que le fait qu’ils entrent, même sans parler de la pièce. Cette pièce parlait du sable qui s’empare de la vie et des souvenirs.

Rafram Chaddad, «Dark Room», 2022 ©Zied Haddad

Victoria Jonathan : Pour ton installation « Dark Room », tu as construit une tente noire dans le désert, à Djerba, en t’inspirant d’une tradition associée aux femmes juives du sud de la Tunisie. Comment a-t-elle été accueillie par le public ?

Rafram Chaddad : Nous apprenons beaucoup de la nourriture, des vêtements… La culture matérielle nous apprend beaucoup sur l’histoire, sur la vie partagée. Les Juifs sont culturellement très liés aux Amazighs (berbères en français). Il existe une vieille tradition qui consiste à envoyer les femmes, au moment où elles ont leurs règles, dans un espace sombre, souvent une chambre. Elles ne peuvent toucher à rien parce qu’elles ne sont temporairement plus saintes.

J’ai fait quelque chose de très simple : J’ai construit une tente. Je l’ai appelée « Dark Room » (chambre noire en français). C’est lié à la photographie : la chambre noire est l’endroit où l’on révèle, où l’on découvre des choses. C’était une tente assez grande, presque quatre mètres. On pouvait la voir de la route, elle sortait de nulle part. Les gens étaient invités à y rester, et même à y dormir s’ils le souhaitaient. Comme un hôtel bon marché.

Elle n’est restée que quelques jours, parce que les voisins ne l’aimaient pas, ils pensaient qu’elle n’était pas pratique. L’art n’est effectivement pas pratique dans l’immédiat, même si je pense que l’art est la chose la plus pratique au monde. C’est la partie la plus efficace de la culture, plus que toute autre chose, parce qu’elle reste. Mais ce n’était pas pratique pour les voisins, et ils n’arrêtaient pas de demander : « À quoi ça sert ? Pour dormir ? » J’ai répondu : « Non. Vous pouvez rester à l’intérieur. » Les femmes du village étaient contentes. Les hommes, eux, étaient très en colère et disaient qu’ils allaient tout brûler. Puis des policiers sont arrivés et m’ont dit : « Nous avons un problème ici parce que ces gens vont brûler la tente… Ils pensent que les jeunes vont venir se droguer et avoir des relations sexuelles à l’intérieur. » Ce n’était pas facile, bien sûr. Ce genre de travail dans l’espace public pose des problèmes partout. À Djerba, c’était un véritable défi. Il n’y avait personne à qui parler. Un architecte dirigeait la coalition contre cette tente, et nous avons dû l’enlever.

Victoria Jonathan : La plupart de tes travaux ont une durée très courte. Il y a une exception avec les travaux que tu as réalisés sur le Borjel, le cimetière juif de Tunis. Il compte plus de 20 000 tombes, ce qui en fait le plus grand de la Méditerranée. Le cimetière a été construit à la fin du XIXe siècle, et depuis que les familles sont parties, les tombes ne sont pas bien entretenues.

Pour ton exposition de l’année dernière, tu as réalisé un travail considérable. Tu avais presque un studio dans le cimetière et tu travaillais également avec le gardien du cimetière. Peux-tu nous parler de certaines œuvres que tu as réalisées sur les tombes elles-mêmes ?

Rafram Chaddad, « Tombe de Fortunee Sebag », 2021

Rafram Chaddad : Le cimetière est une astuce, parce que c’est le passé, mais c’est aussi le présent. En judéo-tunisien, on l’appelle Bita Hayim, « la maison des vivants », ce qui est très bizarre. À l’origine, le cimetière se trouvait dans le centre de Tunis. Il a été déplacé à Borjel, qui possédait déjà un petit cimetière. Au fur et à mesure, les cimetières du sud ont déménagé à Borjel, principalement ceux de la ville de Gabès et des petits villages environnants. Mes grands-parents y sont enterrés.

Il y a un réservoir d’eau sous Borjel. C’est en partie pour cela que les tombes ont cet aspect, parce qu’elles bougent. Je me souviens qu’une fois, lors d’une visite à Borjel, j’ai vu ces tombes et j’ai eu l’impression qu’elles ressemblaient à des vagues. J’étais fasciné par le cimetière, par l’idée que les choses bougent tout le temps. Cette idée de mouvement est également liée à une pratique messianique récente où des personnes d’Israël veulent faire sortir leurs grands-parents de Borjel. La question de la maison et de la mémoire est également liée à l’endroit où les personnes que vous aimez sont enterrées. Ils les emmènent, de sorte que les os ne reposent pas. Ce type de mobilité et de temporalité, dans un lieu censé être très stable, m’a fascinée.

Ce que j’ai fait, c’est un travail bénévole de construction de tombes. J’ai commencé par Fortunee, une femme que je n’ai rencontrée qu’une seule fois dans ma vie. Son surnom était Touna (homonyme de thon, le poisson préféré des Tunisiens), et j’ai pris la liberté de graver un poisson sur sa tombe.

Touna était la dernière juive de Moknin, elle avait la clé de la synagogue, et c’est ainsi que je l’ai rencontrée. Elle est décédée à La Goulette (petite ville portuaire au nord de Tunis qui abritait une importante communauté juive) à l’OSE, une maison de retraite pour juifs.

J’ai construit une autre tombe pour un couple que j’avais rencontré à La Goulette. Ils n’avaient pas d’enfants, et ils avaient de gros nounours rouges dans leur maison. La femme me faisait des tortellini a la brodo. Elle était de la communauté Grana (l’une des deux communautés juives de Tunisie, originaire d’Espagne et du Portugal que leurs ancêtres avaient fui pour s’établir dans la ville de Livourne en Italie, avant d’immigrer en Tunisie aux XVIIe et XVIIIe siècles ; les juifs Touensa sont les anciennes communautés juives de Tunisie). Elle faisait de la très bonne cuisine italienne.

Il est interdit de dessiner des animaux dans un cimetière juif. Mais le rabbin ne va pas à Borjel, alors tout va bien ! J’ai fait une moitié d’ours en peluche sur chacune des deux tombes, en hommage à leur maison remplie d’ours en peluche.

J’ai aussi joué avec les langues. Le judéo-tunisien est presque une langue morte maintenant. Nous le parlons et l’écrivons encore à Djerba. Surtout dans les groupes WhatsApp, pour dire des choses comme « La police arrive » ou « Mets ton casque » ! Pour la tombe de Touna, j’ai utilisé le judéo-tunisien, l’arabe, le français et l’hébreu. C’était une manière un peu cynique de dire que cette langue existe encore dans le cimetière. Parce que c’est là que les choses restent.

Livre « The Good Seven Years » de Rafram Chaddad, 2023

Joseph Hirsch : Le titre de ton livre, qui était également celui de ton exposition personnelle au B7L9, The Good Seven Years,, est une référence directe à l’histoire de Yosef/Joseph dans le livre de la Genèse (ou Bereshit) – une histoire qui figure également dans le Coran. Elle fait référence aux sept premières années que tu as passées en Tunisie après ton retour. Bereshit, le livre de la Genèse, parle de sept bonnes années suivies de sept années de misère. On ne peut s’empêcher de penser à la situation horrible dans laquelle nous nous trouvons, qui concerne bien sûr les Palestiniens, les Israéliens et les Libanais en premier lieu, mais qui touche aussi les Juifs tunisiens, dans l’onde de choc du 7 octobre et de la guerre à Gaza. Ton exposition a été inaugurée à Tunis fin août 2023, et après le 7 octobre, le centre d’art a reçu des pressions et tu as été attaqué dans les médias et les médias sociaux. Inutile de parler de prémonition – c’est pourtant le don de Joseph -, et évidemment la dérive autoritaire du régime tunisien, qui était déjà en gestation lorsque tu as commencé à travailler sur l’exposition, est une raison suffisante pour exprimer un tel sentiment. Avais-tu le sentiment qu’une menace arrivait ?

Rafram Chaddad : J’ai déjà commencé à parler du manque de diversité, qui est le danger de toute société, de tout groupe culturel. Même dans l’histoire juive, lorsque la communauté juive était plus diversifiée, elle était plus stable. Je ne voulais pas dire que sept mauvaises années allaient arriver. Ce n’était pas prévu…

L’année écoulée a été terrible. Elle se poursuit encore aujourd’hui. Il est très difficile de se réveiller chaque matin et de voir les nouvelles.

En tant que juif dans le monde arabe, en tant qu’acteur du monde de l’art et de la culture, je m’efforce de faire reconnaître que ces cultures sont multiples. Je veux dire, la culture juive, la culture arabe, la culture tunisienne. Il semble que cette idée soit devenue presque impensable.

Il était déjà difficile, en tant qu’artiste juif ayant grandi en Israël, d’exposer dans le monde arabe. Mais en tant que Tunisien, j’ai reçu le soutien de la Fondation Kamel Lazaar. C’était une déclaration très forte pour eux de parler de la réalité, et non de la dualité.

Les choses vont probablement empirer. Nous le savons tous. Nous le sentons tous. Je ne sais pas ce qu’il en est. Il n’y a pas grand-chose à dire sur une situation aussi désespérée et déchirante.

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