Mu Ge : « J’ai photographié chaque portrait comme un écho surgi dans ma pensée et dans ma mémoire. »

Portrait de Mu Ge. Avec l’autorisation de l’artiste.

Mu Ge est né en 1979 à Chongqing et vit à Chengdu. Après des études d’audiovisuel à l’Université normale du Sichuan, Mu Ge s’oriente vers la photographie.

L’idée de « chez-soi » est au cœur de son travail. Originaire des Trois Gorges, établi à Chongqing, dans Going Home (2004-aujourd’hui), Mu Ge documente, au fil de ses trajets de retour chez lui, les bouleversements vécus par les habitants de la zone. Dans Ash (2009-2017), toujours dans les Trois Gorges, il observe la nature, et les traces laissées sur elle par le temps et l’histoire. Pour Behind the Wall (2013-2018), il a suivi la Grande Muraille sur des dizaines de milliers de kilomètres et visité les villages du nord, afin d’esquisser un portrait de son pays natal à travers son symbole le plus puissant. « Going Home, c’est mon voyage de retour vers ma région natale. Ash, mes réflexions une fois sur place. Behind the Wall, un nouveau départ, ou une quête d’un ‘chez-moi’ au sens large. »

En 2019, Mu Ge a initié le projet éducatif Bow Wave avec les photographes Feng Li et Zhang Kechun. Il a présenté Behind the Wall au Format Photo Festival en 2019. Ses œuvres sont dans les collections d’institutions comme le Met (New York) et le SCoP (Shanghai).

Mu Ge fait partie des artistes de l’exposition « Les flots écoulés ne reviennent pas à la source ».

DoorZine : Going Home suit les paysages et les vies bousculés par la construction du Barrage des Trois Gorges. Né dans la région, votre enfance a dû être hantée par ce projet titanesque rêvé par les autorités depuis des décennies. Vous aviez 15 ans lors des premiers travaux entrepris en 1994. Peut-on dire que c’est un projet introspectif, voire autobiographique, autant que documentaire ?

Mu Ge: C’est exact : Going Home est un voyage initiatique, un projet introspectif et autobiographique. Je l’ai commencé il y a seize ans. De 2004 à 2009, je suis retourné chez moi régulièrement. Il y a dans ce projet beaucoup de collisions entre mes souvenirs d’enfance et les bouleversements survenus dans la réalité.

Dans mes photographies, chaque personnage reflète mon état et mes aspirations à l’époque. Ma ville natale, Jianshan, se situe dans le comté de Wuxi, aux abords de la ville de Chongqing, à seulement 223 kilomètres du barrage des Trois Gorges. Pour moi, c’est indéniablement en 1999 que l’impact du barrage des Trois Gorges s’est fait ressentir. Beaucoup des produits que nous achetions pour la maison venaient du comté de Yunyang, sur le fleuve Yangzi. Nous nous y rendions régulièrement dans mon enfance. En 1999, Yunyang et tous ses environs ont commencé à être détruits, et avec eux, mes beaux souvenirs d’enfance. C’était inimaginable.

C’est donc en 1999 que j’ai commencé à vraiment comprendre l’impact du projet du barrage des Trois Gorges. Et c’est en 2004 que j’ai commencé ce travail photographique.

DoorZine : Il vous a fallu cinq ans pour réaliser la première partie de cette série, une période durant laquelle vous avez été témoin des changements du paysage naturel, mais aussi des hommes, par les phases alternatives de destruction et de construction. Est-ce que vous avez dès le départ envisagé ce projet dans la durée ? Quelle en a été l’évolution ? 

Chaque fois que je retournais chez moi, sur le trajet, c’était des souvenirs de différentes époques qui resurgissaient. Les changements générés par le barrage des Trois Gorges ne touchent pas seulement les villes, mais également les gens comme moi, les locaux qui ont été brutalement coupés de leur mémoire, qu’elle soit vieille de trente ans, cent ans, ou mille ans…

Il ne s’agit pas d’un état d’amnésie, car nous savons que le passé a existé, mais nous ne pouvons plus personnellement en témoigner. Les Trois Gorges, c’est ma région natale. Elle porte la trace de trente ans de mon existence. Le projet de barrage, c’est l’intrus. J’ai voulu capturer la façon dont y vivent les gens. Le barrage n’est qu’un événement en toile de fond, ce n’est pas le sujet central de Going Home. J’ai utilisé le temps comme un fil directeur, et je me suis concentré sur la vie dans les Trois Gorges et l’expérience vécue par ses habitants. De la persévérance et de l’espoir des débuts à l’impuissance et au désespoir de la période actuelle, c’est comme une chimère. Depuis seize ans, je suis témoin des évolutions de cette chimère. Au début, nous avons assisté aux changements imposés à nos foyers ; il y avait de l’imagination et une certaine impatience, nous nous efforcions d’aller de l’avant et d’avoir une vision à long terme. Finalement, il n’est rien resté ; nous étions abattus et désemparés. Ce n’est pas une vue de l’esprit, c’est la réalité de cette situation ; en plein tourment, nous continuions d’espérer une vie meilleure.

Mu Ge, « Garçon employé sur un bateau à passagers du Yangzi », 2006. De la série « Going Home [Le retour] » (2004- aujourd’hui). Avec l’autorisation de l’artiste.

DoorZine : Going Home, rentrer chez soi, est un titre qui évoque les racines. L’origine est constitutive de l’identité. Or ce que nous voyons dans ces photographies – des gens en déplacement, qui transportent des valises, et semblent ballottés par l’histoire plutôt que de prendre une direction précise – c’est au contraire la délocalisation d’individus qui perdent leurs racines et leurs repères. Est-ce cette contradiction que vous avez souhaité souligner ? 

La culture chinoise est pétrie de confucianisme, qui prône le respect filial. On pense collectif, et on parle très rarement de l’individu. L’individu est soumis au groupe. Dès l’enfance, on nous apprend l’honneur collectif. À l’école, c’est l’honneur de la classe, de l’établissement. Au travail, l’honneur du département, de l’entreprise. Jamais personne ne m’a dit de me soucier d’abord de moi-même. Le barrage des Trois Gorges a signifié le déplacement et le bouleversement de millions de familles. Pris dans ce mouvement, nous étions totalement perdus. Personne ne savait quoi faire, nous avancions dans le brouillard. Les personnages que l’on voit dans Going Home font écho à mon expérience, mais aussi à celle de millions d’individus ordinaires. Ce dont je peux témoigner, c’est que les gens qui vivent toute l’année dans la région des Trois Gorges, y travaillent, y mangent trois repas par jour, ces gens-là ne sont pas spéciaux.

Mu Ge, « Les amants sur la rive du Yangzi », 2006. De la série « Going Home [Le retour] » (2004-aujourd’hui). Avec l’autorisation de l’artiste.

DoorZine : Vous semblez vous être avant tout intéressé à l’impact psychologique et spirituel du barrage des Trois Gorges sur la population locale déplacée. Comment avez-vous abordé vos modèles et travaillez avec eux ?

N’importe quelle région du monde est susceptible de faire face à un processus de destruction et de reconstruction, sans que cela ne pose forcément problème. Je m’intéresse à la façon dont les habitants de la région des Trois Gorges font face aux développements de leur époque, aussi j’essaie de photographier autant de portraits que possible de gens vivant cette période. On voit beaucoup de foules en mouvement, tandis que les enfants, les adolescents et les jeunes sont les personnages les plus vivants. Ils sont pleins d’espoir et témoignent de l’histoire. Les gens qui vivent dans les Trois Gorges sont très amicaux, ils restent calmes face à l’objectif, donc pour la plupart des portraits je n’ai pas eu à communiquer avec eux. J’ai photographié chaque portrait comme un écho surgi dans ma pensée et dans ma mémoire.

DoorZine : Il existe une riche tradition d’érudits, de poètes et d’artistes inspirés par les Trois Gorges. Que représente pour vous la rivière ?

Quand j’étais enfant, je vivais dans une petite ville dans les montagnes. J’ai grandi en imaginant comment je quitterais un jour les montagnes pour aller voir le monde. Les routes et les rivières étaient alors le seul moyen de s’échapper, et je suis devenu obsédé par ces voies vers la liberté. Les routes et les rivières m’apportent une satisfaction spirituelle.

Entretien mené par Victoria Jonathan & Bérénice Angremy.

Retrouvez l’intégralité de l’interview de Mu Ge dans le catalogue bilingue franco-chinois de l’exposition “Les flots écoulés ne reviennent pas à la source”, disponible à la vente à partir du 15 juillet 2020 sur le site de Bandini Books !

En savoir plus sur le travail de Mu Ge sur instagram : @muge_studio

En savoir plus sur l’exposition “Les flots écoulés ne reviennent pas à la source

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